"Les chiffres parlent d’eux-mêmes », dit-on souvent. Est-ce si sûr ? Certes, ils sont réputés plus « têtus » que les paroles, mais ils peuvent eux aussi donner lieu à bien des interprétations, omissions ou contresens. Ne pas les prendre pour « argent comptant », les analyser avec recul et circonspection, mobiliser son intuition comme sa connaissance de l’entreprise et de son environnement financier, économique et humain : cette approche est une des bases de l’audit !
Ce n’est donc ni hasard ni coquetterie si l’esprit critique fait partie intégrante de la déontologie du commissaire aux comptes, de ses bonnes pratiques constantes ainsi que des valeurs éthiques et intellectuelles dont il doit se réclamer.
Une attitude à promouvoir bien au-delà de la seule communauté des professionnels du chiffre !
Un antidote au poison des « fake news »
A toute révolution, sa face sombre. Celle du numérique a suscité une déferlante incontrôlable : les « infox », rumeurs folles, théories du complot et autres fake news qui se déversent chaque jour sur la toile et s’insinuent dans les esprits.
L’activisme digital est si puissant qu’en quelques jours, au début du confinement, des milliers d’internautes se sont auto-proclamés experts en épidémiologie sur les réseaux sociaux, multipliant les diagnostics et pronostics médicaux les plus hasardeux avec un aplomb déconcertant. Ainsi va l’opinion … Et les outils technologiques sont si sophistiqués qu’ils nous bercent aisément d’illusions, à l’exemple des « deep fakes », ces vidéos truquées au réalisme troublant ...
Comment canaliser cette vague de faux-semblants qui est comme l’équivalent digital de la caverne de Platon ? Pas en interdisant ces technologies ni en fermant le robinet de l’internet, comme le font les régimes autoritaires. En encadrant la liberté d’expression en ligne ? Oui, mais l’anonymat qui y règne rend l’exercice difficile, la traçabilité incertaine, les sanctions aléatoires.
Seule vraie solution : faire jouer son esprit critique ! Ne pas ajouter foi aux informations non vérifiées et dont la source est douteuse ; comparer, mettre en perspective, évaluer la fiabilité des émetteurs d’opinion ; interpréter les chiffres et les statistiques ; ne pas se laisser intimider par des paroles d’autorité. Bref, mobiliser son intelligence, son instinct, sa vigilance, et faire usage autant que nécessaire (et donc souvent !) d’un scepticisme raisonné. En d’autres termes, agir exactement comme … un auditeur !
L’auditeur, sceptique et critique par devoir
Vue de loin - mais c’est une « fake news » par excellence ! -, l’approche de l’auditeur pourrait sembler impersonnelle, formatée parce qu’obéissant à des normes strictes, et limitée à compiler des chiffres. C’est tout le contraire.
La certification des comptes est un exercice de discernement qui fait autant appel à « l’esprit de finesse » qu’à la technicité. Il en va de même en matière de prévention des difficultés des entreprises comme pour toute mission d’évaluation financière.
D’où la place réservée à l’esprit critique et au scepticisme professionnel dans la déontologie du CAC. Il doit user de cet esprit critique qui lui permet de débusquer d'éventuelles anomalies et de procéder à une appréciation éclairée des éléments probants pour la certification des comptes. Il doit faire preuve de curiosité, de flair, presque d’un « sixième sens ».
Intelligence et capacité à se remettre en question
L’IA est-elle capable d’intuition et d’intelligence ? A l’heure actuelle, il serait bien audacieux de le prétendre ! Elle n’est pas dotée de « sens commun » ni du moindre « bon sens ». Elle ne pense pas, est incapable de jugement. Elle applique des règles, des protocoles, elle calcule, traite et compare des données, mais elle ne dispose d’aucune de ces petites « cellules grises » qui fondent l’esprit critique, l’art du questionnement, l’hygiène intellectuelle du doute et du libre examen.
L’esprit critique est une composante de notre humanité. Elle nous permet d’y voir plus clair sur les autres … et sur nous-mêmes.
En effet, rien de plus utile que de se remettre soi-même en cause et de solliciter un regard extérieur pour s’affranchir de certains biais cognitifs ou comportementaux et de certaines routines qui peuvent affecter notre jugement et nous induire en erreur. Eloge de la clairvoyance, du discernement et du courage intellectuel !
Olivier Salustro,
Président de la CRCC de Paris